31 août 2011

Nouveaux extraits du roman COMME UN CIEL D'HIVERNAGE


Trois extraits du roman "Comme un ciel d'hivernage"


PREMIER EXTRAIT

Chapitre II


[...]
La vie de Tayba semblait un pittoresque paysage esquissé par un peintre épicurien, où tout était en couleur, teinté de joie et beauté. Toutefois, une ombre subsistait dans ce tableau angélique : ses relations avec la gent féminine de sa belle-famille n’étaient pas des meilleures. Dès le départ, Tayba avait senti une réticence de la part de celle-ci à son égard. Alors qu’elle-même se montrait enjouée et enthousiaste vis-à-vis de Mère Awa Ndoye, la maman de son mari, et de ses deux sœurs, Diama et Sophie, ces dernières conservaient à son endroit une certaine froideur, une réserve outrancière, certes empreinte de courtoisie, mais qu’elle jugeait inappropriée dès lors qu’elle se considérait comme un nouveau membre de leur famille. Lorsqu’elles se rencontraient dans les cérémonies familiales, après l’avoir froidement saluée, Mère Awa Ndoye, Sophie et Diama gardaient une distance que Tayba essayait de rétrécir, en venant s’asseoir parmi elles et en s’évertuant à entretenir une conversation que ces dernières voulaient explicitement laconique. Par ailleurs, elle allait leur rendre visite régulièrement et à ces occasions, elle leur offrait souvent des coupons de tissus des meilleurs choix, des parfums de qualité, ou alors, elle faisait préparer par un traiteur des plats savamment garnis – bassines de couscous à la sauce onctueuse à base de poulet, de viande de mouton, et autres méchouis – qu’elle leur faisait livrer en y joignant de fortes sommes d’argent destinées au « lavage des mains après le repas » ; mais elle constatait que ses efforts restaient vains. De guerre lasse, elle s’en ouvrit à Moustapha, qui, dans un premier temps, minimisa l’affaire :
« Je pense que tu te fais des idées. Qu’est-ce que tu veux qu’elles puissent avoir contre toi ?
– Je ne sais pas trop, mais je sens qu’elles ne m’acceptent pas.
– Mais non, mais non. On ne trouve que quand on cherche. Continue à te comporter comme tu le fais, et tout se passera très bien entre vous. Je connais ma mère et mes sœurs, elles sont très gentilles. »
Au bout de quelques mois, la situation n’évoluant pas, Tayba en parla à nouveau à Moustapha, qui finit par reconnaître la réalité des faits :
« Essaie un peu d’analyser la situation et tu comprendras. Inconsciemment, elles ont peur de me perdre à ton profit. Je ne les excuse pas, mais je peux comprendre leur réaction. Je suis le seul garçon de la famille et une certaine jalousie peut naître à ton égard. Par ailleurs, en t’épousant, toi, j’ai enfreint une tradition familiale qui, depuis la nuit des temps, veut que les hommes épousent en première noce leurs cousines. Avec mon premier mariage, c’était pire, parce que j’avais épousé une fille qui appartenait à une caste différente de la mienne, soi-disant inférieure aux yeux de ma famille. Ma mère et mes sœurs la considéraient comme une roturière et la traitaient comme telle. Tu peux donc aisément imaginer le calvaire qu’elle a vécu pendant les deux années qu’a duré cette union. Entre elles se livrait une guerre froide, pernicieuse, qui n’avait pas été ouvertement déclarée, mais qui se faisait tous les jours plus coriace. La fille a préféré laisser tomber…
– Mon Dieu ! s’exclama Tayba. Je devrais donc me préparer ?
La voix de Tayba était empreinte d’anxiété.
– Non, rassure-toi, répondit Moustapha. Je ne les laisserai pas faire, cette fois-ci. J’ai tiré beaucoup d’enseignements de mon précédent mariage, et il n’est pas question que je laisse ma famille détruire ma vie. C’est même de l’autodéfense !
Ils rirent ensemble.
– Sérieusement, poursuivit Moustapha, tu n’as aucune crainte à avoir. Continue à leur montrer du respect, mais ne doute pas que je prendrais ta défense ouvertement si elles venaient à exagérer. Je veux que tu saches que rien, ni personne, ne pourra jamais nous séparer. »





DEUXIÈME EXTRAIT


Chapitre IX




[...]

Lorsqu’il lui avait parlé pour la première fois de son intention de tenter l’émigration clandestine vers l’Europe, elle lui avait opposé un niet catégorique. Au moment où la presse nationale comme internationale ne cessait de relayer des informations aux relents dramatiques corrélatives aux tragédies qui survenaient souvent au large des côtes européennes, il était hors de question qu’elle cautionnât une telle démence.

La scolarité de Issa s’était arrêtée à la fin du cycle primaire. En ce temps-là, il n’avait pas la tête aux études, préférant l’école buissonnière, à courir les rues avec ses petits camarades du quartier. Tayba n’était au courant de rien, jusqu’au jour où elle reçut un courrier de la direction de l’école de Issa, qui lui faisait part de l’exclusion de ce dernier. Par la suite, Tayba plaça Issa comme apprenti dans un garage de mécanicien d’abord, puis chez un maître menuisier. Il n’y resta pas bien longtemps. C’est ainsi qu’il grandit, sans véritable éducation, au gré des leçons que la rue se chargea certainement de lui transmettre. Avec l’adolescence, des rêves d’émigration s’emparèrent de lui, à l’instar de millier d’autres jeunes Africains.

Chaque matin, la presse relatait des informations relatives à cela. Régulièrement, il était possible de lire à la une des quotidiens cardavillois : « Les pirogues maudites font de nouvelles victimes », « Émigration clandestine : drame en haute mer », « Désespoir absolu ou folie suicidaire : les jeunes Coralois bravent les vagues au prix de leur vie pour rallier l’Europe. 

Tayba apprenait souvent par le biais de la presse que certains jeunes du quartier avaient rejoint l’Europe par la voie des pirogues affrétées par des passeurs contre le paiement de sommes faramineuses. En son for intérieur, elle était persuadée que lesdites sommes, compte tenu de leur importance, auraient pu être investies dans des activités génératrices de revenus qui auraient certainement permis de vivre décemment au pays, sans avoir besoin d’aller en Occident pour recommencer à zéro. Elle ne pouvait pas comprendre la subite aliénation qui s’était emparée des jeunes Africains et à laquelle Coralia n’échappait pas. La majorité des jeunes n’était obnubilée que par l’émigration, comme seule perspective pour des lendemains meilleurs, dans une Afrique où la misère ne cessait de gagner du terrain. Elle s’interrogeait souvent : L’Afrique est-elle donc si mal en point ? La situation est-elle désespérée ? Les jeunes n’ont-ils plus le choix, ou n’ont-ils plus foi en nos dirigeants ? En tout cas, il fallait vraiment que le désespoir soit immense et incommensurable, pour que les jeunes soient devenus si hystériques et essayent de fuir la misère et l’indigence à tout prix ; ils étaient prêts même à perdre la vie en cours de route, par noyade, ou de faim et de soif. Tous étaient bien conscients du risque et pourtant ils étaient déterminés farouchement à le prendre. Il arrivait parfois qu’une fois à destination, ayant à peine eu le temps de fouler le sol tant convoité, ils soient rapatriés manu militari en terre coraloise. Cela ne diminuait en rien leur motivation.

À l’analyse, Tayba avait retenu que pour certains jeunes, ce n’était que justice que l’Occident les accueillît, puisque responsable de la situation, d’abord à travers l’esclavage, ensuite la colonisation, toutes choses qui auraient, selon eux, contribué à mettre l’Afrique à genoux. Tayba se demandait si cet argument, brandi selon elle à tort et à travers, devait être une raison valable pour ne pas rester au pays et prendre en charge le destin de l’Afrique. « Si tous les jeunes s’en vont, qui bâtira l’Afrique nouvelle ? … À l’heure où l’on parle de « Renaissance Africaine », il faut bien des bras valides pour en assurer la construction… La fuite n’est pas la solution ; il faut rester et travailler avec acharnement. 

Issa avait plusieurs fois essayé de convaincre sa mère, en vain : « Laisse-moi partir, mère ; je te reviendrai, riche de fortune et auréolé de gloire ! Ceux qui y vont et s’en sortent ne valent pas mieux que moi, maman ! Un tel est revenu d’Espagne l’année dernière ; il a emmené sa mère effectuer le pèlerinage à La Mecque ! Je veux pour toi une vie de princesse. Tayba restait de marbre devant les arguments de Issa. Elle restait ferme : pas question d’embarquer à bord de ces pirogues porteuses de malédictions. Elle lui disait :

– Je n’ai que toi, Issa. Sans toi, qu’est-ce que je vais devenir ?

Lorsqu’elle se retrouvait seule, elle pensait :

– L’Europe et plus particulièrement l’Espagne et l’Italie sont perçues comme des « terres promises» ou de nouveaux « eldorados » par les jeunes. Pensent-ils qu’il suffit d’accoster pour devenir riche ? Que cela est éloigné de la réalité ! La réalité, c’est qu’en Occident comme partout ailleurs dans le monde, seul le travail paie. On n’y récolte que ce qu’on y sème. »

Pour Tayba, c’était aussi simple que cela. Il ne suffisait certainement pas de se baisser pour récolter des euros. Chaque euro était le prix d’un immense effort, de privation, de dénuement, de lutte contre le froid et la neige, sans compter le racisme ambiant… D’ailleurs, l’Europe verrouillait ses frontières et brandissait le concept d’ « immigration choisie ». Non, elle n’était pas d’accord que Issa prenne le chemin de l’émigration clandestine.

TROISIÈME EXTRAIT


Journal intime de Taybatou Ndiaye


[...]


Vendredi 26 juin


Avant, je courais dans tous les sens, sans prendre le temps de m’arrêter, de me poser, de réfléchir, d’analyser, de méditer… ; toutes choses que j’ai largement le temps de faire ici. À présent, en ce qui me concerne, « le temps a suspendu son vol ». J’ai vraiment le temps, et cela, à  perpétuité…


Une femme face à elle-même ; voilà ce que, par la force des choses, je suis devenue en ces lieux. Maintenant, j’ai le temps de méditer sur moi-même, sur ma vie, sur la vie.


Emprisonnée ici pour le restant de mon existence, je me retrouve brusquement obligée de me faire face à moi-même et à mes démons intérieurs, à mon moi profond. Je n’ai plus besoin de me voiler la face.

Ce matin, j’ai eu comme une lueur : mon esprit, divaguant dans mon passé, s’est arrêté sur Amouldine et sur l’Association. Je repense à ce matin lointain où j’avais l’espace d’un instant, cru comprendre que Amouldine abusait de Aïssatou Diop en profitant de sa fragilité du moment. Pourquoi, sur le coup, avais-je refusé la vérité dans sa soudaine, mais réelle laideur ? Étais-je donc à ce point lâche et hypocrite ? Je comprends à présent que c’était parce que cela ne m’arrangeait pas tout simplement, de reconnaître Amouldine pour ce qu’il était vraiment ; car reconnaître la vérité de Amouldine, à ce moment précis de ma vie où je venais de me trouver une situation enviable, un salaire mensuel appréciable, un confort de vie nouveau, aurait consisté à renoncer à tout cela. C’était donc ça ! Oui, finalement, je dois me l’avouer maintenant. Ce matin-là, j’avais bien compris la situation, mais au fond, je n’avais pas voulu admettre ses implications, parce que cela aurait signifié pour moi de devoir tirer un trait sur ma nouvelle vie.

Faire semblant… Faire comme si… Fermer les yeux… pour ne pas avoir la réalité en face de moi. Était-ce donc là tout ce que je savais faire dans ma vie antérieure ? Car il me semble que cette attitude-là, que j’avais inconsciemment adoptée vis-à-vis de Amouldine, je l’avais également eu vis-à-vis de Tapha : quand il m’avait juré sur la tête de sa mère qu’il n’y avait rien entre Médina Diop et lui, je m’étais empressée d’enfouir cette histoire dans le tréfonds de ma mémoire, de m’arrêter à ce qu’il m’avait dit sans chercher à approfondir les tenants et les aboutissants de cette relation, parce que tout simplement c’était ce qui m’arrangeait sur le moment. Sans doute ressentais-je de façon confuse, intérieurement, que même s’il ne s’agissait pas d’une relation adultère, elle recelait une dimension obscure qui occupait une place importante et jouait un rôle décisif dans la vie de Tapha et partant dans la mienne. Ainsi, pour ne pas risquer de bouleverser ma vie en découvrant des zones d’ombre dans mon couple ou dans le vécu de Tapha, j’avais opté de fermer les yeux devant une relation dont le caractère louche ne m’échappait pas - car Tapha l’avait enveloppée de tant de mystères - mais dont je ne voulais pas assumer les implications possibles…

Avec le recul, je suis au regret de constater que tout ce que je craignais, au point d’agir ainsi que je l’avais fait, s’était finalement réalisé…

©2011TakiaNafissatouFall

Bonne et heureuse année 2021

  GRATITUDE d'être là, ici et maintenant, à accueillir 2021... Merci Seigneur, pour le souffle qui coule en nous, quand d'autres l&#...