04 septembre 2011

Nouvelle: UNE PHRASE DE TROP


Racky,



Oui, c’est bien moi…de retour au pays depuis une semaine.

Non, tu ne rêves pas, ce pli est bien de moi, Sawdatou, ton amie d’enfance, perdue de vue depuis bientôt 10 ans.

J’ai appris que tu es directrice d’une prospère société de la place, que tu es mariée avec un riche homme d’affaires, et que tu as trois beaux enfants. Je ne suis guère surprise par cette réussite. Tu as toujours été brillante. Moi, je peux dire que je suis toujours à la case-départ, puisque je rentre célibataire, sans emploi, et sans le sou, ayant été expulsée d’Europe où j’étais devenue "sans papiers" depuis quelques années déjà ; j’avais arrêté les cours universitaires après une succession d’échecs aux différents examens. Découragée, j’avais jeté l’éponge et je vivais de petits boulots. J’arrivais à assurer le quotidien, mais je n’ai jamais pu épargner le moindre euro.

Tu t’es certainement, maintes et maintes fois, demandé pourquoi j’étais partie poursuivre mes études supérieures en France sans te dire au revoir, alors que le matin même de mon départ, nous nous étions vue. Une semaine auparavant, nous avions eu nos résultats du Bac. Tu étais passée à la maison ce matin là, et nous avons discuté d’avenir. Tu m’avais fait part de ton souhait de t’inscrire en faculté de lettres modernes, et moi, hypocritement, je t’avais dit que je n’avais pas encore choisi et que je réfléchissais encore ; alors que j’avais une pré-inscription pour l'Unité de formation et de recherche de droit et sciences politiques d’Aix-marseille 3, et que mon vol était prévu pour le soir même. Un de mes frères ainés, qui vivait en Europe depuis quelques années après avoir tenté et réussi son émigration clandestine, avait organisé et financé mon voyage.

Te connaissant loyale et entière, je sais que tu as dû souffrir terriblement de ma « trahison ». Maintes et maintes fois, tu as dû  te demander « pourquoi » ?

Aujourd’hui, je vais te dire pourquoi, pourquoi je suis sortie de ta vie sans te dire adieu, sans te prévenir ; te dire pourquoi j’ai mis fin brutalement à plus de quinze ans de compagnonnage avec toi, mon amie d’enfance.

La jalousie.

Oui, tu as bien lu. La jalousie. Ce vilain et pernicieux défaut, tel une souris furtive et vive, s’était insinué subrepticement dans mon cœur et mon âme. L’amitié s’était petit à petit muée en haine. Je te détestais et tu n’en soupçonnais rien. Tu me considérais comme ta meilleure amie ; l’inverse n’était pas vraie en moi.

Te rappelles-tu nos courses poursuites dans le jardin public du quartier, les sauts à l’élastique ou à la corde, le toboggan qu’on escaladait encore et encore ? Te rappelles tu nos révisions à l’approche des examens de fin d’année, chaque année ; le soutien mutuel que nous représentions l’une pour l’autre ? As-tu souvenance de nos folles discussions, tous jours, sur le chemin de l’école, que nous empruntions ensemble, tous les matins et tous les soirs ?

En apparence, nous étions de grandes amies ; mais en apparence seulement, pour moi en tout cas…

T’es tu une seule fois doutée que la jalousie ait pu être la hache qui a brutalement brisé les liens qui nous unissaient ? Cette jalousie s’était nourrie et consolidée de tant de choses, qui ont pris racine depuis notre plus tendre enfance. Tu étais une riche « fille à papa », alors que j’appartenais à une modeste famille dont le père était manœuvre journalier et la mère lingère occasionnelle.

Te rappelles-tu, Racky ? Les goûters d’anniversaire auxquels tu m’invitais chaque année, les fêtes de noël que tes parents organisaient et qui étaient l’occasion pour eux de te couvrir de jouets, nos déguisements de mardi-gras, toi en tenue de majorette chèrement acquise dans quelque boutique de prêt-à-porter de luxe, moi en « mame boye »  dont le déguisement ne consistait qu’en un simple maquillage du visage et une vielle robe appartenant à ma grand-mère ? Notre différence de condition sociale a été le déclencheur de la jalousie qui ravagea mon petit cœur plusieurs années durant.

Te rappelles tu, Racky, nos années au lycée de jeunes filles. Nous avons partagé les mêmes classes pendant sept ans ; sept années durant lesquelles tu as régulièrement été première de la classe, et moi deuxième. J’étais toujours derrière toi. Souvent, quelques centièmes de points faisaient toute la différence. Une fois, tu ne me dépassas que de 0.25 points. Il s’en était fallu de si peu, vraiment, de si peu, … mais de cela, tu t’en rendais compte à peine.

La jalousie.

Et la comparaison ! C’est cette dernière qui m’a le plus porté préjudice, puisque, indiscrète devant l’éternel, elle a l’art de révéler sans pudeur à la face du monde les imperfections, les défauts et les lacunes, par la mise en exergue des différences. On nous comparait si souvent, et si souvent, cela tournait à ton avantage.

Ma jalousie envers toi s’exacerba à l’adolescence, cette période délicate de la vie où il est difficile de faire la part des choses, durant laquelle l’esprit de dépassement et la hauteur de vue ne sont pas encore acquises, où l’on est facilement et profondément affecté(e) par toute remarque, même la  plus anodine. 

Tu étais devenue un soleil magnifique aux mille rayons d’or. A tes côtés, j’étais une lune pâlissante. Tu étais épatante, et tu n’en avais pas conscience ; et je crois que c’est pour cela que tu avançais, légère telle une elfe, magnifique comme une nymphe. J’étais une chrysalide dans son cocon, que ta remarquable présence empêchait d’éclore et de devenir papillon pour prendre son envol. Tu étais le voile qui me rendait invisible. Quand tu étais dans les parages, je devenais transparente.

Tu croquais la vie à belles dents, et celle-ci te le rendait bien. Il fallait croire que ta pureté et ton innocence, ta candeur et ta joie de vivre attiraient sur toi toutes les bénédictions et toutes les sympathies. La chance te souriait et tout te réussissait. A l’époque, je n’étais pas loin de penser que Dieu n’était pas aussi impartial que notre religion nous l’enseignait, car je trouvais que tu avais tout pour toi, quand moi, j’étais toujours à la traîne derrière toi.

La comparaison et la jalousie.

De nos amies communes, il m’était une fois arrivé de surprendre une conversation dont nous étions l’objet toutes les deux.

-         Elles se ressemblent un peu, disait l’une

-         Oui, mais Racky est plus jolie, disait l’autre

-         C’est vrai, elle plus raffinée, concéda la troisième

-         Sawdatou est quelconque !

-         Elle n’aura jamais la classe naturelle de Racky…

-         Elle manque de charisme, en fait.

-         

Lorsqu’elles s’étaient aperçues de ma présence sur les lieux, il était trop tard, les dégâts étaient déjà faits. Les paroles sont comme des balles de pistolet ; une fois servies, elles ne peuvent plus être récupérées. Ni les regrets qu’elles exprimèrent par la suite, ni les demandes de pardon qu’elles m’adressèrent ne purent effacer ma blessure intérieure.

Il n’y a rien de tel qu’une conversation sur laquelle on tombe par hasard, pour découvrir le fond des pensées d’autrui. Les paroles qui nous concernent et que l’on n’est pas censée entendre sont celles qui sont les plus sincères, car les plus authentiques, puisque la personne qui parle n’essaye pas de maquiller sa pensée pour faire plaisir ou pour ne pas blesser.

Je sais que tu ne t’es jamais douté de la jalousie qui couvait en moi tel le feu sous la cendre, et qui consuma peu à  peu notre amitié. Ta pureté de cœur te faisait voir le bien et le beau en toute chose.

Quand je me plaignais auprès de toi des boutons d’acné juvénile  qui apparurent à l’époque sur mon visage,  à cet âge où l’apparence prend une importance capitale, tu m’embrassais amicalement sur la joue, et tu essayais de me consoler avec toute la générosité qui te caractérisait :

- Tu es la seule à les voir.  Moi quand je te regarde, je ne m’arrête pas à tes boutons, je vois tes beaux yeux, je vois ton beau teint. Tu es une belle jeune fille mais tu n’en a pas conscience pour l’instant. Attendons de voir. Tu es un «Avenir ».

Nous riions de ce jeu de mots. Tu étais sincère en disant cela, mais la jalousie me rendait aveugle. Sous son emprise, les choses me paraissaient autres que ce qu’elles étaient vraiment. La jalousie agit tel un prisme déformant. Elle altère la perception de choses, corrompt le jugement, grossit les défauts à outrance et minimise les qualités. En moi, elle amplifiait des imperfections physiques que j’étais la seule  à vraiment prendre au sérieux.

J’ai souffert d’avoir été constamment comparée à toi.

As-tu souvenance de Madame Diouf, la « prof » de français de notre classe de terminale ?  La dame coquette et gracieuse qui nous enseignait la littérature française, du haut de ses talons aiguilles, dans ses tailleurs merveilleusement bien coupés qui nous faisaient rêver.  Un tic lui faisait réajuster à chaque instant la monture dorée de ses lunettes sur l’arrête si fine de son nez. Si son souvenir dans mon esprit ne s’est pas encore étiolé, c’est parce que, je te l'avoue aujourd’hui, elle a beaucoup contribué au développement de ma jalousie à ton égard. Dieu ait son âme, puisqu’il parait qu’elle n’est plus de ce monde, mais elle m’a fait tant de mal, sans le vouloir ni s’en douter. Toujours croyant bien faire, elle m’a littéralement brisée, car elle me comparait à toi à la moindre occasion. Se doutait-elle seulement qu’en pensant m’encourager et m’inciter à mieux faire, elle anéantissait l’estime de soi de l’adolescente bourrée de complexes que j’étais ?

Je me souviens encore, comme si cela datait de ce matin, de la voix claire de rossignol de Madame Diouf qui s’éleva comme une chanson dans la classe :

- Sawdatou, a bien travaillé ; sa dissertation est magnifique car son analyse est pertinente à tout point de vue. Il s’en est fallu de peu qu’elle ait la meilleure note, mais la comparaison que Racky a faite entre Chimène de Corneille et la reine Dieumbeutt Mbodj du Walo, pour illustrer des développements concernant le sens de l’honneur, a définitivement tranché en faveur de cette dernière.

Néanmoins, le coup de grâce, elle me l’a assénée le jour des résultats du bac. Nous venions d’apprendre que nous étions reçues toutes les deux, avec « mention », même si tu me devançais de quelques points seulement… encore. Toutes euphoriques, nous étions ensemble, avec nos autres camarades de promotion – promotion qui avait accompli la prouesse de faire un 100 % de réussite cette année là - devant  la porte du lycée où était affichée la liste des résultats, en train de commenter notre succès et de faire des projections sur nos perspectives d’études supérieures. Mme Diouf est arrivée. Je me souviendrai toujours de la mine joyeuse qu’elle arborait à ce moment. Elle ne cacha pas son émotion et se laissa aller à nous faire la bise à toutes, allant pour une fois à l’encontre de la retenue dont elle avait toujours fait montre à l’égard de ses élèves. Elle adressa de chaleureuses félicitations aux nouvelles bachelières que nous étions devenues. Pour chacune, elle eut un mot gentil. Lorsqu’elle nous vit toutes les deux, elle ne cacha pas sa fierté :

-         Sawdatou et Racky, vous avez toutes mes félicitations et mes encouragements. Je vous vois bien faire carrière dans l’enseignement de la littérature française toutes les deux. Vous avez de réelles aptitudes à cet égard…

J’étais aux anges. Enfin, Mme Diouf me rendait justice, en me mettant au même niveau que toi; mais ma jubilation intérieure fut de courte durée, car elle termina sa phrase par la remarque qui me terrassa définitivement et qui signa la fin de notre amitié :

-         …quoique Racky est plus éloquente et a une plus grande facilité de transmission des idées.

Madame Diouf venait de lâcher la phrase de trop.

Quelle maladresse, surtout de la part d’une enseignante, en tant que telle censée être pédagogue par formation !

Dissipée en moi, toute la joie que l’obtention du précieux parchemin avait provoquée. Ce jour là, je rentrais à la maison mortifiée, en me disant que rien ne serait plus comme avant entre nous. Pour moi, tu étais l’ombre qui planait au dessus de mon bonheur et m’empêchait de le savourer.

Voilà Racky. Tu t’attendais sans doute à autre chose, de bien plus sérieux, de bien plus grave, mais certainement pas à ça : la jalousie. Pourtant, c’est aussi simple que cela. J’ai pris la décision de rompre notre amitié simplement parce que je t’en voulais d’être la meilleure.  Avec le recul, comme tout cela me semble soudain puéril… Je voudrais que tu saches que quand même, tu m’as manquée durant toutes ces années, et que je regrette tout. Si c’était à refaire, je ne le referai pas.

Sawdatou

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